Nous prenons-nous pour des justes ?
« O mon Dieu, je te rends grâces de ce que je ne suis pas comme les autres !... » (Lc 18,11) Je pense souvent à ce Juif satisfait de tout ce qu’il fait de bien - comme si cela suffisait à le rendre juste aux yeux de Dieu - en entendant ce qui est dit de nos copains p.o. à leurs funérailles.
Besoin de reconnaissance
On y évoque légitimement leur activité impressionnante sur de multiples chantiers, leur générosité sans limites, l’estime et la sympathie qu’ils se sont acquises auprès de camarades non chrétiens. On découvre l’exceptionnelle fécondité de leur existence, privée des moyens ordinaires d’influence et d’efficacité. On se demande même comment tout cela a été possible dans le cours d’une seule vie. Rien n’est excessif, et mérite d’être dit, même si la plupart du temps ils ne l’ont pas souhaité.
Nous le comprenons d’autant mieux que leur engagement n’a pas toujours été compris de leur entourage, et a même souvent été contesté ou ignoré dans l’Eglise. Plus on est minoritaire, moins on est reconnu, et plus on a besoin de s’affirmer. L’enterrement d’un p.o. est, avec son passage à la retraite, l’occasion exceptionnelle de témoigner publiquement la valeur et le rayonnement de cette présence, volontairement modeste et discrète pendant de longues « années obscures », comme celles de Jésus à Nazareth. Beaucoup de gens présents peuvent alors se demander comme autrefois : « D’où cela lui vient-il ? Et quelle est cette sagesse qui lui a été donnée, et les merveilles qui se font par ses mains ? » (Mc 6,2)
Dons de Dieu
Il est pourtant écrit que ce n’est pas cet homme-là qui « redescendit chez lui justifié » (Lc 18,14). Saint Paul avait déjà écrit aux Corinthiens : « Ma conscience, certes, ne me reproche rien, mais ce n’est pas cela qui me justifie. Celui qui me juge, c’est le Seigneur ! » (1 Co 4,4). Ce n’était pourtant pas faute de s’être dépensé sans ménager ses peines, ni d’avoir connu tant d’épreuves de toute sorte. Par rapport à ceux « qui ont été apôtres avant lui » - et à qui on l’oppose à Corinthe - il ne craint pas de dire : « J’ai travaillé plus qu’eux tous ! »
Mais il se reprend aussitôt : « Non pas moi, mais la grâce de Dieu qui est avec moi… Ce que je suis, je le dois à la grâce de Dieu, et sa grâce à mon égard n’a pas été vaine ! » (1 Co 15,10) Il interpelle même Pierre publiquement à Antioche, en lui rappelant avec véhémence : « Nous savons que l’homme n’est pas justifié par les œuvres de la Loi (tout ce qu’il fait de bien), mais seulement par la Foi en Jésus Christ ; parce que par les œuvres de la Loi, personne ne sera justifié ! » (Ga 2,16) Cela aussi mériterait d’être redit publiquement à notre sujet.
Faut-il le taire par crainte de n’être pas compris de tous ces camarades présents, dont nous avons partagé le travail et les luttes, les peines et les espoirs, et tout ce que nous appelons avec eux « notre foi en l’homme » ? Pouvons-nous nous contenter de n’exprimer à ce moment-là que le souhait du « repos bien mérité », écho sans doute de l’antique « requiescat in pace », après une vie si active ? Pourquoi ne pas dire – ce jour-là au moins – que nous attendons plus et mieux, y compris pour tous ceux qui ont pu servir, sans le reconnaître, le Christ pauvre, malade, étranger, en prison ?
Avec le Christ
Notre grande espérance n’est-elle pas d’ « être pour toujours avec le Seigneur » (1 Th 4,17) ? Celle qui faisait hésiter saint Paul – encore lui ! – à « rester pour un travail fécond » au service de ses chers Philippiens. Si grand était son « désir de s’en aller et d’être avec le Christ » ; ce qu’il estimait « de beaucoup préférable ! » (Ph 1,22-24). Cet apôtre imprévu ne nous intéresse pas seulement pour n’avoir « pas été envoyé baptiser, mais annoncer l’Evangile » (1 Co 1,17), et pour avoir voulu travailler de ses mains « pour ne créer aucun obstacle à l’Evangile du Christ » (1 Co 9,22). Il nous est plus précieux encore, en nous assurant que « rien – ni la mort, ni la vie – ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu, qui est en Jésus Christ notre Seigneur » (Rm 8,38-39).
Non pas seulement plus tard, dans un au-delà inimaginable, mais « tous les jours avec nous », sur la route où il se fait reconnaître, inattendu et si différent, transfiguré au point de n’être pas tout de suite reconnaissable. Ouvrons donc les yeux ! Même si nous ne le voyons encore « que de manière confuse ». Un jour vient bientôt où ce sera « f ace à face !» (1 Co 13,12). Nous pouvons bien faire nôtre la Foi qu’exprimait André DEPIERRE : « Nous avons trop aimé les pauvres, la classe ouvrière, la justice et la paix, pour que Dieu ne nous accueille pas dans le pays de sa divine tendresse. Nous nous reverrons tous, enfin réconciliés et ressuscités en Lui ! »
Paul BERNARDIN