PETITE POUCETTE
Michel SERRES (décembre 2012)
Quatrième de couverture…
Le monde a tellement changé que les jeunes doivent tout réinventer.
Nos sociétés occidentales ont déjà vécu deux révolutions : le passage de l'oral à l'écrit, puis de l'écrit à l'imprimé. Comme chacune des précédentes, la troisième, tout aussi décisive, s'accompagne de mutations politiques, sociales et cognitives. Ce sont des périodes de crises.
De l'essor des nouvelles technologies, un nouvel humain est né : Michel Serres le baptise «Petite Poucette» - clin d'œil à la maestria avec laquelle les messages fusent de ses pouces. Petite Poucette va devoir réinventer une manière de vivre ensemble, des institutions, une manière d'être et de connaître... Débute une nouvelle ère, qui verra la victoire de la multitude, anonyme, sur les élites dirigeantes, bien identifiées ; du savoir discuté sur les doctrines enseignées ; d'une société immatérielle librement connectée sur la société du spectacle, à sens unique...
Ce livre propose à Petite Poucette une collaboration entre générations pour mettre en œuvre cette utopie, seule réalité possible.
Professeur à Stanford University, membre de l'Académie française, Michel Serres est l'auteur de nombreux essais philosophiques et d'histoire des sciences, dont les derniers, Temps des crises et Musique, ont été largement salués par la presse. Il est l'un des rares philosophes contemporains à proposer une vision du monde qui associe les sciences et la culture.
Extrait pages 60-62
Éloge des réseaux
Sur ce point précis, Petite Poucette apostrophe ses pères : Me reprochez-vous mon égoïsme, mais qui me le montra ? Mon individualisme, mais qui me l'enseigna ? Vous-même, avez-vous su faire équipe ? Incapables de vivre en couple, vous divorcez. Savez-vous faire naître et durer un parti politique ? Voyez dans quel état ils s'affadissent... Constituer un gouvernement où chacun reste solidaire longtemps ? Jouer à un sport collectif, puisque, pour jouir du spectacle, vous en recrutez les acteurs dans des pays lointains où l'on sait encore agir et vivre en groupe ? Agonisent les vieilles appartenances : fraternités d'armes, paroisses, patries, syndicats, familles en recomposition ; restent les groupes de pression, obstacles honteux à la démocratie.
Vous vous moquez de nos réseaux sociaux et de notre emploi nouveau du mot «ami». Avez-vous jamais réussi à rassembler des groupes si considérables que leur nombre approche celui des humains ? N'y a-t-il pas de la prudence à se rapprocher des autres de manière virtuelle pour moins les blesser d'abord ? Vous redoutez sans doute qu'à partir de ces tentatives apparaissent de nouvelles formes politiques qui balaient les précédentes, obsolètes.
Obsolètes, en effet, et tout aussi virtuelles que les miennes, reprend Petite Poucette, soudain animée : armée, nation, église, peuple, classe, prolétariat, famille, marché... voilà des abstractions, volant au-dessus des têtes comme des fétiches de carton. Incarnées, dites-vous ? Certes, répond-elle, sauf que cette chair humaine, loin de vivre, devait souffrir et mourir. Sanguinaires, ces appartenances exigeaient que chacun fît sacrifice de sa vie : martyrs suppliciés, femmes lapidées, hérétiques brûlés vifs, prétendues sorcières immolées sur des bûchers, voilà pour les églises et le droit ; soldats inconnus alignés par milliers dans les cimetières militaires, sur lesquels parfois se penchent, avec componction, quelques dignitaires, listes longues de noms sur les monuments aux morts - en 14-18 presque toute la paysannerie -, voilà pour la Patrie ; camps d'extermination et goulags, voilà pour la théorie folle des «races» et la lutte des classes ; quant à la famille, elle abrite la moitié des crimes, une femme mourant chaque jour des sévices du mari ou de l'amant ; et voici pour le marché : plus d'un tiers des humains souffrent de la faim - un Petit Poucet en meurt toutes les minutes - pendant que les nantis font régime. Même vos assistances ne croissent, dans votre société du spectacle, qu'avec le nombre des cadavres exhibés, vos récits avec les crimes relatés, puisque, pour vous, une bonne nouvelle ne constitue pas une nouvelle. Depuis quelque cent ans, nous comptons ces morts de toutes sortes par centaines de millions.
À ces appartenances nommées par des virtualités abstraites, dont les livres d'histoire chantent la gloire sanglante, à ces faux dieux mangeurs de victimes infinies, je préfère notre virtuel immanent, qui, comme l'Europe, ne demande la mort de personne. Nous ne voulons plus coaguler nos assemblées avec du sang. Le virtuel, au moins, évite ce charnel-là. Ne plus construire un collectif sur le massacre d'un autre et le sien propre, voilà notre avenir de vie face à votre histoire et vos politiques de mort.
Ainsi parlait Petite Poucette, vive.
Conférence de Michel Serres
Les nouvelles technologies : révolution culturelle et cognitive
http://www.youtube.com/watch?NR=1&v=ZCBB0QEmT5g&feature=endscreen